Jour 35 depuis cette chambre 105

Jour 35 / Samedi 02 mai 2020. 20h19.

-« Oui c’est pourquoi ? » -« J’aimerai prendre mon Imovane s’il vous plaît, j’ai peur de mettre encore un sacré bout de temps avant de pouvoir trouver le sommeil, c’est pour ça que je me permets de sonner » -« Y a des heures pour ça Monsieur » -« Pardon ? Vous plaisantez » -« Non je ne plaisante pas » -« Parfait, bah écoutez ça tombe bien parce que j’ai pas du tout l’humeur badine donc je vous demande de m’amener maintenant mon Imovane. Chambre 105. Main-te-nant. » Et puis j’ai raccroché.

J’étais déjà stupéfait qu’elle m’appelle sur le téléphone fixe de ma chambre alors que le protocole veut que, quand tu appuies sur le bouton rouge situé à plusieurs endroits de ta chambre – jusque dans les toilettes- les infirmières de garde de nuit se déplacent dans les plus brefs délais depuis leur poste de soin situé au bout du couloir pour venir voir ce qui se passe et ce dont le patient ou la patiente a besoin. C’était la première fois depuis 35 jours que j’osais user dudit protocole aka le bouton rouge.

En fait, jusqu’à lors, je me disais que si je tournais des heures dans mon lit avant de trouver le sommeil ces premières nuits où j’avais décidé d’essayer d’arrêter l’Imovane, ce puissant somnifère qui t’écrase comme une masse comme j’ai écrasé le combiné du téléphone sur son socle après ce cordial échange cette nuit à 01h30, c’est que je me disais que ces dames avaient mieux à faire, et que d’autres patient.e.s méritaient certainement plus d’attention que Bilou et ses insomnies ou ses crises de diarrhée apparues subitement au tout début de la prise de mon anti-dépresseur. Ces dames, dont j’ai dit à moult reprises ici à quel point j’admirais leur courage, leur ténacité, leur sourire (sauf le sien qui a dû disparaître en même temps que le mur de Berlin puisque never ever jamais je ne l’ai vu défroncer les sourcils ces quatre ou cinq nuits d’avant où nous avions déjà eu l’extrême plaisir de la savoir de nuit à notre étage), ces infirmières donc, et leur professionnalisme, que l’on sait particulièrement mis à l’épreuve dans les conditions redoutables du moment, mais qui s’évertuent à manier avec le plus de tact possible un truc tout con quand tu bosses dans le soin qui s’appelle la bienveillance. Marie-Jeanne a cru bon de s’en exempter à tel point qu’au lieu de venir dans ma chambre en toute discrétion, elle a fait hurler mon fixe qui -vous voyez la sirène des pompiers un midi par mois dans toutes les villes ?- bah en gros c’est ça. Heureusement la sonnerie n’a pas réveillé Gwendoline, ma toute nouvelle voisine de chambre qui a des problèmes respiratoires conséquents, elle qui a été testée positive au Covid lors de son premier séjour il y a deux mois, qui est rentrée chez elle se soigner et est revenue ces jours-ci. Mais Jeff et Jonas, qui sont pourtant à quatre chambres de la mienne, l’ont entendu, cette putain de sonnerie. Gwendoline était inquiète ce matin : ses problèmes pulmonaires ne semblant pas tout à fait réglés et dès demain un nouveau test lui sera proposé. Immunisation j’écris ton « peut-être ». Foutu Corona. Il n’en reste pas moins que cette nuit j’avais donc sonné pour pouvoir disposer, comme j’en ai le droit quelle que soit l’heure, de cet Imovane, parce que quelque chose commençait à me turlupiner en plus de cette respiration saccadée et particulièrement angoissante que j’entendais chez Pascaline à travers le mur qui nous sépare : la plupart des gens qui sont ici y sont pour la seconde ou troisième voire la quatrième fois… Ça interroge : sont-ils et elles devenu.e.s addict.e.s à la clinique ? Le séjour ici est-il plus inefficace qu’efficace pour la plupart des gens ? Sommes-nous si bien choyé.e.s que le retour au dehors est impossible ? Moi qui depuis bientôt plus de deux semaines me sens dans une forme olympique et qui suis encouragé par tout le staff médical qui me répète à l’envi que tout se déroule au mieux, et bah j’ai badé. C’est normal, j’imagine. Je sais bien que je ne vais pas quitté le Bois Joli et chanter « Joli mois de mai » dans les rues du Mans en pagne avec une couronne de lauriers et passer du jour au deux-mois-plus-tard à l’alcool quotidien + shit every night + chemsex every fuckin relation sexuelle au paganisme, à la méditation journalière et à l’apprentissage de toutes les différentes catégories de tisanes destinées au sommeil. Je suis pas complètement teubé hein. Je sais que le chemin est long. Mais je ne veux pas revenir ici une fois que j’aurais fermé le coffre de ma 307 et redémarré ma caisse pour Le Mans. Je ne veux pas. Bref. J’ai badé. Alors j’ai sonné pour cet Imovane parce qu’à 01h30 du matin je voulais tomber dans les vapes et être en mode patate le lendemain à 07h comme c’est le cas depuis une petite vingtaine de jours. Donc je sonne. Comme j’aurais pu le faire pour un simple Smecta : Nathalie, ma préf, une autre infirmière de nuit, m’avait engueulé comme on embrasse son enfant quand je lui avais dit il y a deux semaines que je n’avais pas osé la déranger pour ces fameuses coliques : « C’est notre boulot, Mr Bilou, vous êtes notre patient et vous me sonnez je viens dans la minute. Vous me promettez que la prochaine fois vous n’hésiterez pas, vous me le promettez hein ? » – « Promis, Nathalie », j’avais dit. Et son immense sourire m’avait pris dans ses bras sans le faire because les gestes barrières you know what i mean.

Mais cette nuit c’était donc Marie-Jeanne. Quand elle est arrivée après avoir bien pris son temps, genre dix minutes, alors que Nathalie aurait fait péter le sprint sans réveiller quiconque, elle m’a donné l’Imovane et tout de même un « bonne nuit » comme on dit « j’t’emmerde sale con » à quoi j’ai répondu « la même ». Et puis je suis tombé encore dans les bras de Morphée alors que flemme des bras de qui que ce soit hier. Je voulais juste la paix. Et ne pas penser à l’après. Parce que là c’est sûr : demain j’aurais passé les cinq huitième de mon séjour au Bois Joli et il va me falloir apprendre à devenir mon propre maître Qi Qong, mon prof de méditation, mon cuisinier aguerri aux plats équilibrés, mon coach de renforcement musculaire, mon auto-groupe de parole quand tu veux partager mais que tu es seul -watch seultout faire des débats interminables sur « Liberté ou asservissement ? » devant le miroir de ma salle de bain avec ma bouteille de Cristaline. Aurais-je toujours ce goût, cette nécessité désormais quotidienne d’écrire autre chose que ce journal qui aura bien, un jour de plus en plus prochain, une page, la dernière, qui se conclura par « Bonne chance, Bilou, prends soin de toi, Bordel ! » ?

Du coup malgré Morphée, ce matin, j’ai peigné mes cheveux comme un imbécile et je me suis dit putain c’est quand même pas Marie-Jeanne qui aura raison d’Yvon ? Merde !

Et puis la journée a passée. La relaxation active m’a fait le plus grand bien. Mais c’était parce que Rodolphe guidait la séance. Où seras-tu dans trois semaines, Rodolphe ?

Ce soir, au restaurant du Bois Joli, à la table où désormais j’ai ma place et mes invariables camarades de bouffe, qui ne sont pas les mêmes que celles et ceux avec qui je sue au ping-pong, ou avec qui je participe aux ateliers d’écriture, d’affirmation de soi, qui ne sont pas non plus les mêmes avec qui je lis Sénèque ou Campbell ou encore celles et ceux avec qui je fais des pompes et des « over-head » menés par le Aimé Jacquet d’ici, ou bien encore les toxipotos avec qui je respire sur les recommandations de Rodolphe le psychomotricien bègue si touchant et efficace… Ce soir, donc, avec mes camarades de bouffe, je me suis posé cette question que je ne leur avais encore jamais posé à elles et eux : combien de séjours ont-il passé ici ? Combien de sorties suivies de retours ?

J’ai mangé ma soupe de lentilles succulente et ce curry d’agneau parfait, et avant les petits suisses à la framboise, je me suis lancé. Tour de table. « Alors au fait ? Vous en êtes à votre combientième séjour ici, les gens ? » Les cinq ont joué le jeu et m’ont répondu.

Et bah ce soir encore je pense que je vais prendre un Imovane. Mais ce soir c’est Nathalie qui me l’apportera. Et demain je commencerai par faire du Qi Qong, seul, dans ma chambre, puisque pour ce qui est du Qi Qong, je crois que j’en suis capable.

J’espère.

Publié par chambre105

Jour après jour d’un confiné plus confiné encore que tous les confinés pour des raisons évidentes de sevrage. Merci à Komitid & Fred Colby pour ça 👇🏽 https://twitter.com/fred_colby/status/1251053629118861312?s=21

2 commentaires sur « Jour 35 depuis cette chambre 105 »

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